Vers la disparition du préjudice d’agrément temporaire ?

Les dommages corporels subis par les victimes, indépendamment de leur gravité, peuvent entraîner des préjudices de nature très diverses (déficit fonctionnel, douleurs, préjudice esthétique, préjudices économiques, etc.). Il est rapidement apparu indispensable de procéder à une classification des divers postes de préjudices identifiés, ce qui permet notamment d’harmoniser les indemnisations allouées par les différentes juridictions françaises.

La nomenclature "Dintilhac", un outil non contraignant

Une Commission présidée par feu Monsieur Jean-Pierre DINTILHAC (alors conseiller à la Cour de cassation), a été chargée de mettre sur pied une nomenclature, c’est-à-dire, une classification méthodique des postes de préjudices. Présenté en 2005, cet outil de travail à destination de l’ensemble des professionnels de la réparation du dommage corporel (avocats, experts, magistrats, assureurs) est adopté par la grande majorité des juridictions, bien que non obligatoire. C’est une avancée majeure au titre de la personnalisation des indemnisations et, de façon générale, pour l’ensemble des victimes.

La division essentielle des postes de préjudice opérée par cette nomenclature est basée sur la notion de consolidation de l’état de santé : il y a donc les postes de préjudice avant consolidation, qualifiés de « temporaires » et ceux après consolidation, qualifiés de « permanents ».

Malheureusement les contours de certains de ces postes de préjudice ne sont pas encore totalement établis, certains semblant parfois se recouper. Un Arrêt de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation du 5 mars 2015 le démontre une nouvelle fois.

L’application stricte de la nomenclature

Victime d’un accident de la circulation, un jeune homme conteste l’évaluation de ses préjudices effectuée par la Cour d'appel de Bordeaux et, notamment, l’absence d’indemnisation au titre du préjudice d’agrément temporaire (donc, avant consolidation). En effet cette dernière écarte purement et simplement ce poste de préjudice.

La Cour de cassation rejette le pourvoi de la victime et rejoint le raisonnement de la Cour d'appel en se fondant justement sur la nomenclature Dintilhac, selon laquelle « le préjudice [d’agrément temporaire] est inclus dans le déficit fonctionnel temporaire ».

En réalité, il s’agit d’un revirement regrettable de la jurisprudence : cinq ans après une autre décision laissant aux victimes un espoir de voir ce préjudice spécifique réparé, la Cour de cassation revient sur son appréciation et exclut toute indemnisation autonome du préjudice d’agrément temporaire. Cette solution est bien malheureuse, d’autant que la nomenclature Dintilhac n’a pas vocation à être figée et doit s’adapter à chaque victime, aux préjudices spécifiques. Elle ne doit constituer qu’une indication, modulable selon la personne concernée, si nécessaire avec l’ajout de postes de préjudices dits « exceptionnels ». La Commission elle-même, dans son rapport, expliquait qu’il ne fallait « pas retenir une nomenclature trop rigide de la liste des postes de préjudice corporel ».

Ce que prévoit exactement la nomenclature Dintilhac

La nomenclature Dinthilac définit le Préjudice d’Agrément comme visant « exclusivement à réparer le préjudice d’agrément spécifique lié à l’impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs. Ce poste de préjudice doit être apprécié in concreto en tenant compte de tous les paramètres individuels de la victime (âge, niveau, etc.) ».

Ce chef de préjudice est classé dans les postes à caractère définitifs  ou permanents et il n’y a pas de corolaire expressément prévu au titre d’un préjudice d’agrément temporaire. En revanche, la « privation temporaire des activités privées ou des agréments auxquels se livre habituellement ou spécifiquement la victime » est mentionnée au sein du poste « Déficit Fonctionnel Temporaire ».

La réalité de l’évaluation et de l’indemnisation du Déficit Fonctionnel Temporaire (DFT)

En pratique, les Experts, qu’ils soient judiciaires ou intervenant dans un cadre amiable, ne se fondent que sur des critères objectifs de limitation fonctionnelle pour évaluer ce DFT. Il est extrêmement rare qu’ils mentionnent spécifiquement l’impossibilité de pratiquer une activité de loisir dans le cadre de l’évaluation du DFT, ou qu’ils majorent le taux retenu en fonction de cette impossibilité. D’ailleurs, le barème du Concours médical, régulièrement utilisé, ne retient pas ce préjudice subjectif dans l’évaluation du taux de DFT.

Il est donc important que l’Avocat et/ou le médecin conseil insistent auprès de l’Expert pour qu’ils intègrent ce poste de préjudice dans le DFT. Cela permettra ensuite de plaider une majoration de l’indemnisation du DFT en fonction de l’importance du préjudice d’agrément subi.

Il est regrettable de se retrouver face à ce type de difficulté, alors que l’un des objectifs de la nomenclature Dintilhac était justement de les éviter.

Une classification à revoir ?

La classification opérée par la nomenclature Dintilhac apparaît donc insuffisante. En effet, le préjudice d’agrément devrait pouvoir être indemnisé de façon spécifique avant comme après la consolidation de l’état de santé de la victime. C’est d’ailleurs l’un des buts de la division des postes de préjudices, qui permet de n’oublier la réparation d’aucun dommage et conduit donc à une indemnisation personnalisée, adaptée et plus complète.

L’absence de parallélisme entre les postes de préjudices antérieurs et postérieurs à la consolidation conduit d’ailleurs à des inégalités d’indemnisation. En effet, il peut arriver que la consolidation de l’état de santé de la victime n’intervienne que 10 à 15 ans après la date de l’accident. Ces personnes auront de plus grandes difficultés à obtenir l’indemnisation de leur préjudice d’agrément temporaire, alors que celles dont la consolidation sera plus rapide pourront bien plus aisément être indemnisées au titre du préjudice d’agrément permanent. Pourtant, dans les faits, ces personnes souffriront de l’impossibilité de pratiquer une activité sportive ou de loisir pendant aussi longtemps.

La nécessité d’un nouveau revirement

 Sous prétexte de ne pas indemniser deux fois le même préjudice, c'est à l'excès inverse que la jurisprudence de la Cour de cassation risque de conduire : l'absence de réparation de certains préjudices.

Une telle position jurisprudentielle, qui n’a pas force de Loi mais qui reste souvent suivie par les Juges, doit être combattue et ne peut qu’inciter les victimes à s’adjoindre les services d’un avocat spécialisé.

Il ne faut jamais oublier que la réparation des dommages subis par la victime doit être intégrale.